L’explication de texte dans les séries technologiques (formation du 18 & 25 mars 2013)

Compte-rendu des journées de formation tenues à Lyon les 18 et 25 mars 2013 consacrées à l’explication de texte dans les séries technologiques.

La lecture patiente, questionnante et méditante, est au cœur de l’activité philosophique. Cet exercice est éloigné des pratiques quotidiennes de lecture, pour lesquelles il s’agit le plus souvent de prélever rapidement de l’information. Comment aider les élèves, des sections technologiques particulièrement, mais pas seulement, à s’approprier un texte philosophique, qu’il soit donné en classe dans le cadre d’une leçon, ou comme devoir à faire, les deux pratiques devant être substantiellement unies ? Comment les amener à expliquer un texte, à penser pour un moment avec un grand auteur ? Faire lire le texte, demander ensuite tout de go la thèse, puis le plan du texte, non seulement ne peut suffire, mais peut se révéler contre-productif : à quoi bon lire et relire s’il est possible de saisir l’essentiel rapidement ? Comment donc poser des questions obligeant les élèves à lire effectivement le texte, sans pour autant travailler à leur place en leur donnant implicitement toutes les réponses? Tel a été l’objet de ces deux journées. Certains collègues ont accepté de présenter leur pratique sur ce sujet. Tous ont ensuite travaillé en atelier sur des textes, ce qui suit étant le résultat de ces travaux. Que tous les participants à ces journées soient ici remerciés pour leur implication.

Michel NESME IA-IPR

Sommaire

Intervention de Sébastien Roman
De l’usage des textes en cours de philosophie en séries technologiques

L’étude de textes en cours de philosophie est essentielle pour la formation des élèves. J’ai, me semble-t-il, en tant qu’enseignant, la tâche de transmettre du mieux que possible mon savoir pour amener mes élèves à réfléchir sur des problèmes. La relation enseignant/enseigné n’est donc pas directe, mais passe par un savoir ou une culture philosophique qui joue le rôle d’une tierce présence, et qui nous permet, à moi et à mes élèves, d’être dans une démarche philosophique ou de « philosopher ». L’usage de textes est indispensable pour mener à bien la réflexion proposée dans le cadre d’un cours. Leur lecture est l’occasion à la fois de rendre le cours vivant en accordant plus de place aux élèves (soit en les interrogeant à l’oral, soit en les faisant travailler à l’écrit), mais également, pour ainsi dire, de « mettre les mains dans le cambouis » en partant des élèves, de leur difficulté de compréhension, pour les aider à réfléchir et à se familiariser avec la philosophie.
Toute la difficulté, ce faisant, est de savoir trouver des textes adéquats, ni trop longs ni trop difficiles, qui permettront la progression de la leçon. Comment, concrètement, aider du mieux possible nos élèves à s’approprier les textes que nous leur proposons ? Comment faire en sorte que nos cours soient à la fois l’apprentissage de l’acte de philosopher et une propédeutique à l’exercice de l’explication de texte au baccalauréat ?

Je propose, pour témoigner de mon expérience professionnelle – qui vaut ce qu’elle vaut, peu importe, l’important étant ici la « vérité effective » pour échanger avec d’autres collègues sur nos pratiques – de procéder en deux temps : commencer d’abord, concrètement, par l’analyse de plusieurs textes en partant de la vertu de contre-exemples ; essayer, autant que possible, sur un plan théorique, d’en tirer toutes les conséquences et conclusions, même si l’éducation est un art à défaut de pouvoir être une science.

I. De la vertu de contre-exemples : échange de pratiques
J’ai délibérément mis de côté les textes qui en eux-mêmes sont impraticables à cause de leur complexité intellectuelle, leur jargon, etc. Les deux extraits ici étudiés sont des textes qui ont simplement mal « marché » en cours sans pour autant être inaccessibles, l’important étant d’essayer de voir comment, par des questions, il est possible de permettre aux élèves de comprendre un texte à leur portée.

A. Un texte intéressant, mais en grande partie inutile

Dans le cadre d’un cours sur l’art (avec pour question travaillée : « L’art est-il du domaine du beau ?), je termine en 3ème partie sur le caractère révolutionnaire de l’art moderne qui ose s’affranchir de tous les canons qui lui étaient autrefois imposés pour jouir d’une liberté radicale (précisions données aux élèves sur la théorie de l’art pour l’art ; prolongement ensuite avec certains aspects de l’art contemporain). J’aborde également le cas du design pour remettre en cause la distinction classique entre le beau et l’utile, après avoir étudié Kant. Avant d’en venir à la thèse de Pierre Francastel, mon intention était d’intéresser les élèves à la naissance de l’esthétique industrielle pour travailler de manière plus approfondie la notion contradictoire de « beauté utile » inventée par le design. Voici le texte retenu (trouvé sur le site de l’Institut français du Design)

L’esthétique industrielle
Sous la présidence de Jacques Viénot, une commission composée de membres de l’Institut d’Esthétique industrielle — architectes, industriels, stylistes, philosophes— publiait en 1952 (revues Esthétique industrielle 7 et 8) ce qui fut le premier code de déontologie visant à codifier les pratiques d’un nouveau métier en France. Les lois de la Charte sont caractéristiques de la pensée de la « beauté utile » défendue par les pionniers du design industriel. (cf. site internet : Institut français du Design).

« Définition : L’esthétique industrielle est la science du beau dans le domaine de la production industrielle. Son domaine est celui des lieux et ambiances de travail, des moyens de production et des produits.
1° Loi d’économie : L’économie des moyens et des matières employées (prix de revient minimum) dès lors qu’elle ne nuit ni à la valeur fonctionnelle, ni à la qualité de l’ouvrage considéré, est condition déterminante de la beauté utile.
2° Loi de l’aptitude à l’emploi et de la valeur fonctionnelle : Il n’est de beauté industrielle que d’ouvrages parfaitement adaptés à leur fonction (et reconnus techniquement valables). L’esthétique industrielle implique une harmonie intime entre le caractère fonctionnel et l’apparence extérieure.
3° Loi d’unité et de composition : Pour former un tout harmonieux, les différents organes constituant un ouvrage utile doivent, sur leur plan respectif, être conçus les uns en fonction des autres et en fonction de l’ensemble. Les ouvrages utiles doivent satisfaire aux lois d’équilibre statique ou dynamique dans les proportions, compte tenu des propriétés des matières employées.
4° Loi d’harmonie entre l’apparence et l’emploi : Dans l’ouvrage qui satisfait aux lois de l’esthétique industrielle, il n’y a jamais conflit, mais toujours harmonie entre la satisfaction esthétique qu’en ressent le spectateur désintéressé et la satisfaction pratique qu’il donne à celui qui l’emploie. Toute production industrielle doit être génératrice de beauté. […]

6° Loi d’évolution et de relativité : L’esthétique industrielle ne présente pas de caractère définitif, elle est en perpétuel devenir. La beauté de l’ouvrage utile est fonction de l’état d’avancement et de l’évolution des techniques qui l’engendrent. Toute technique nouvelle nécessite le temps de la maturation pour parvenir au stade de l’épanouissement qui lui permettra de trouver une expression esthétique équilibrée et typique. […]

8° Loi de satisfaction : L’expression des fonctions qui donnent sa beauté à l’ouvrage utile doit s’entendre de la façon dont elle frappe tous nos sens : non seulement la vue, mais l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût.
9° Loi du mouvement : Les engins destinés à se mouvoir eux-mêmes dans l’espace (air, mer, route, rail) trouvent dans le mouvement qu’ils engendrent la caractéristique essentielle de leur esthétique. Aux lois d’aptitude à l’emploi et d’harmonie entre l’apparence et l’emploi s’ajoute ici un facteur de comportement dans l’élément considéré (terre, eau, air) qui domine les autres bases du jugement. […]
11° Loi commerciale : L’esthétique industrielle trouve l’une de ses applications les plus importantes sur les marchés commerciaux. La loi du plus grand nombre des acheteurs ne saurait infirmer la valeur des lois définissant l’esthétique industrielle. La vente ne saurait être considérée comme un critère de la valeur esthétique. Lorsqu’elle en est la consécration, elle témoigne l’égalité de niveau entre le créateur du modèle et l’acheteur, toute considération de prix mise à part. […] »

Charte de l’esthétique industrielle. Extraits de la revue Esthétique industrielle, 1952

Constat : je n’ai jamais lu ce texte en entier avec mes élèves, car, jugeant bien vite qu’il est mal choisi, je n’en lis que les grandes lignes, et leur laisse la possibilité de le lire par eux-mêmes si le sujet les intéresse…bref je m’en débarrasse bien vite.

Défauts du texte (comparativement à l’objectif pédagogique de faire comprendre aux élèves la notion de « beauté utile ») :

1. Il y a des passages inutiles et trop difficiles : inutiles (3° et 6°) ; inutile et trop difficile (9°). Le texte est beaucoup trop long.
2. Je trouve personnellement que la charte de l’esthétique industrielle, hormis les passages inutiles ci-dessus mentionnés, est très intéressante pour bien comprendre le cas de la beauté utile. Mais les élèves ne voient pas dans chaque alinéa des précisions intéressantes sur l’esprit du design, mais des détails sans importance qui n’ajoutent rien à la compréhension que le design cherche à produire, paradoxalement, une « beauté utile ». Peut-être cela tient-il à ce que je fais comprendre aux élèves, avant la lecture du texte – au lieu de partir d’elle – l’intention du design. Le texte, quoi qu’il en soit, n’intéresse pas les élèves. Je ne lis que quelques extraits (exemples : le début du texte puis 1°, 2°, 4° et 11° dans le meilleur des mondes) et passe très vite à des exemples visuels de créations de designers (là, mes élèves sont beaucoup plus intéressés, par exemple par la création d’un canapé par Ron Arad). J’abandonne très vite le texte pour passer à l’étude de la thèse de Pierre Francastel, qui me permet d’insister à la fois sur la complémentarité entre l’art et la technique (par l’imbrication des pensées plastique, scientifique, et technique) et sur leurs différences. L’art, à la différence de la technique (commune, cas de l’industrie mécanisée), ne sert pas et ne matérialise pas les valeurs d’une société, mais est en mesure de les transgresser. Seul l’art sait bouleverser notre regard sur le monde et a le pouvoir de faire avancer la société.
Le texte de Francastel est l’exemple-type d’un texte qu’il faut introduire par des précisions préalables pour le rendre compréhensible, sans quoi il serait inaccessible aux élèves. Travail préalable qui consiste à définir les 3 formes de pensée mentionnées par Francastel, à comprendre leur complémentarité, mais également les versants opératoire et figuratif de chaque type de pensée pour parvenir à la conclusion que l’art rencontre à la fois la technique de manière externe, tout en étant lui-même comparable à la technique (d’une part en sachant agir sur le monde – son versant opératoire – par l’utilisation de matériaux en vue d’une finalité précise ; d’autre part par la production de formes, de symboles ou d’expressions – son versant figuratif – expressive d’une puissance créatrice dont font également preuve la science et la technique) :

« Prétendant expliquer l’art en fonction de sa fidélité à la représentation du réel, les critiques et les historiens ont faussé les points de vue […]. Le but de l’art n’est pas de reconstituer un double maniable de l’univers ; il est, à la fois, de l’explorer et de l’informer d’une manière nouvelle. La pensée plastique qui existe à côté des pensées scientifique ou technique appartient, à la fois, au domaine de l’action et de l’imagination. […] Entre l’art et la technique il ne s’agit donc pas d’une opposition ni d’une identification globale. […] Le domaine de l’art, ce n’est pas l’absolu, mais le possible. […] On ne saurait faire de l’art la traduction fragmentaire d’un réel donné ; l’art n’est pas seulement un symbole, il est création ; à la fois objet et système, produit et non reflet ; il ne commente pas, il définit ; il n’est pas seulement signe, il est œuvre – œuvre de l’homme et non de la nature ou de la divinité. »

P. Francastel, Art et technique aux XIXe et XXe siècles (1956, éd. Gallimard, coll. Tel, p12-14)

Questions posées aux élèves :

  1. Quelle a été l’erreur des critiques et des historiens de l’art ? Quel est le terme employé classiquement pour désigner le rôle de l’art d’être fidèle à la réalité ? (étude préalable, dans le cours, de la mimesis)
  2. Quel est donc le rôle de l’art si ce n’est pas celui d’imiter ?

Intention :  faire comprendre aux élèves la spécificité de l’art qui a le pouvoir d’informer de manière nouvelle le monde.
a. Pour ce faire, compréhension dans un premier temps que l’art ne relève pas du domaine de l’absolu mais du possible. La force de l’art est de pouvoir transformer le monde, une société, ses valeurs, en ouvrant sur de nouveaux horizons qui sont autant de manière de concevoir différemment le temps présent. L’art n’est pas immuable, il n’est pas hors du temps en étant au service de valeurs elles-mêmes transhistoriques, comme celle du beau. L’art n’appartient pas à la métaphysique du Beau idéal. Il est toujours de son temps ou évolue constamment par son interaction avec les pensées spéculative et technique. Mais, s’il est déterminé par son époque, il a également la faculté de pouvoir la remettre en cause en indiquant de nouveaux horizons. La force de l’art est de pouvoir bouleverser nos sociétés, nos mœurs, ou nos représentations. C’est son caractère historiquement déterminé qui lui permet d’agir sur l’histoire. Remarque : l’acquisition du repère absolu / relatif peut aider à la compréhension de la distinction ici entre l’absolu et le possible.
b. L’art et la technique, loin de s’opposer, sont complémentaires ou ont des ressemblances. Mais c’est dans la finalité recherchée qu’ils peuvent fortement différer. L’artiste comme l’ingénieur utilise des techniques. Mais s’il n’y a pas l’intention de créer pour transformer le monde, alors ce n’est pas de l’art. C’est en ce sens que la technique – dans sa majeure partie, comme par exemple avec l’industrie mécanisée – « ne crée pas les valeurs d’une société [mais] les sert et les matérialise » (p. 267). En revanche, l’esthétique industrielle ou le design, par son aspect figuratif, peut relever de l’art.

B. Un texte trop descriptif, avec des termes historiques inutilement compliqués

Texte en question : extrait du livre Les enfants sauvages (Lucien Malson).
Texte étudié dans le cadre d’un cours sur la culture, qui aborde le débat sur l’inné et l’acquis. Précédemment, les élèves ont pu comprendre par la lecture d’un texte de Pascal que l’homme, à la différence de l’animal, grâce à la faculté de la raison dont il est le seul doté, est un être perfectible et libre. L’homme n’est encore rien à sa naissance. L’objectif du texte est de leur faire comprendre de manière plus approfondie le terme de « disposition », en leur montrant que le développement des facultés humaines dépend de la culture ou de la vie sociale.

« L’isolement le plus net, et le plus radical, semble, en revanche, avoir été le lot de Victor. En 1797, dans le Tarn, très exactement dans les bois de Lacaune, on voit, jouissant d’une liberté insolite, un enfant nu qui fuit tout témoin. Capturé une première fois au lieudit La Bassine, il réussit à s’enfuir et à errer quinze mois. À la mi-juillet 1798, des chasseurs, l’apercevant sur un arbre, de nouveau s’en emparent et le confient à une veuve, garde bénévole du plus proche village. Prisonnier une semaine, il réussit à s’échapper encore et à hiverner de longs mois en forêt comme en témoigne le rapport de Guiraud, commissaire du gouvernement. Le 9 janvier 1800 (19 nivôse an VIII), à sept heures du matin, il s’égare et se laisse reprendre à huit cents mètres du village dans le jardin d’un certain Vidal, teinturier du territoire de Saint-Sernin-sur-Rance en Aveyron. Placé le 10 janvier (20 nivôse) à l’asile de Saint-Affrique, et le 4 février (15 pluviôse) à Rodez, il est l’objet d’une première observation, et d’une première dissertation […] Les journaux s’emparent du fait divers. Un ministre s’y intéresse : sur son ordre on conduit l’enfant à Paris, à fin d’étude. Le plus célèbre psychiatre de l’époque, Pinel, fait un rapport sur le sauvage et voit en lui non l’individu privé de pouvoirs intellectuels par son existence excentrique mais un idiot essentiel parfaitement identique en son fonds à tous ceux qu’il a connu à Bicêtre. Itard, tout nouvellement médecin-chef de l’Institution des sourds-muets, rue Saint-Jacques, grand lecteur de Locke et de Condillac, convaincu que l’homme n’est pas « né » mais « construit », se permet d’être d’une opinion contraire. Il constate l’idiotie mais il se réserve le droit d’y voir non point un fait de déficience biologique mais un fait d’insuffisance culturelle. Il espère – sans tenir compte d’un devenir irréversible – éveiller tout à fait l’esprit de l’enfant et confondre ainsi ses contradicteurs. On lui offre la possibilité d’administrer des preuves en remettant le « sauvage » entre ses mains. »

Lucien Malson, Les enfants sauvages, éditions 10/18, 1964

Défauts du texte :

Le texte n’est pas impraticable en cours – il peut même bien « fonctionner », ou avoir sa pertinence car il est accessible aux élèves – mais on peut toutefois regretter qu’il comporte les défauts suivants :
– Il comporte des termes historiques propres au calendrier républicain qui gênent la lecture du texte en la rendant compliquée pour les élèves, tout en étant eux-mêmes inutiles.
– La première partie du texte est descriptive. Elle porte sur la manière dont « Victor » a été capturé, sans être d’une importance majeure pour l’objectif pédagogique poursuivi. L’expérience prouve que les élèves sont davantage intéressés par le cas des enfants sauvages si on leur raconte à l’oral les faits historiques (vertu de la « petite histoire » racontée par l’enseignant, au même titre que les anecdotes, etc.) ou si, mieux encore, on a le temps et la possibilité de leur passer un extrait du film de F. Truffaut (L’enfant sauvage).
Exemple d’un passage totalement inutile : « Prisonnier une semaine, il réussit à s’échapper encore et à hiverner de longs mois en forêt comme en témoigne le rapport de Guiraud, commissaire du gouvernement. Le 9 janvier 1800 (19 nivôse an VIII), à sept heures du matin, il s’égare et se laisse reprendre à huit cents mètres du village dans le jardin d’un certain Vidal, teinturier du territoire de Saint-Sernin-sur-Rance en Aveyron. »

Redécoupage du texte pour le rendre plus pertinent :

En prenant en compte les remarques précédentes, il serait possible de se limiter à l’extrait suivant :

« L’isolement le plus net, et le plus radical, semble, en revanche, avoir été le lot de Victor. En 1797, dans le Tarn, très exactement dans les bois de Lacaune, on voit, jouissant d’une liberté insolite, un enfant nu qui fuit tout témoin. Capturé une première fois au lieudit La Bassine, il réussit à s’enfuir et à errer quinze mois. À la mi-juillet 1798, des chasseurs, l’apercevant sur un arbre, de nouveau s’en emparent et le confient à une veuve, garde bénévole du plus proche village. […] Placé le 10 janvier à l’asile de Saint-Affrique, et le 4 février à Rodez, il est l’objet d’une première observation, et d’une première dissertation […] Les journaux s’emparent du fait divers. Un ministre s’y intéresse : sur son ordre on conduit l’enfant à Paris, à fin d’étude. Le plus célèbre psychiatre de l’époque, Pinel, fait un rapport sur le sauvage et voit en lui non l’individu privé de pouvoirs intellectuels par son existence excentrique mais un idiot essentiel parfaitement identique en son fonds à tous ceux qu’il a connu à Bicêtre. Itard, tout nouvellement médecin-chef de l’Institution des sourds-muets, rue Saint-Jacques, grand lecteur de Locke et de Condillac, convaincu que l’homme n’est pas « né » mais « construit », se permet d’être d’une opinion contraire. Il constate l’idiotie mais il se réserve le droit d’y voir non point un fait de déficience biologique mais un fait d’insuffisance culturelle. Il espère – sans tenir compte d’un devenir irréversible – éveiller tout à fait l’esprit de l’enfant et confondre ainsi ses contradicteurs. On lui offre la possibilité d’administrer des preuves en remettant le « sauvage » entre ses mains. »

Il est alors possible d’aider les élèves à bien comprendre les points essentiels du texte par les questions suivantes (posées à l’oral, ou si le temps le permet à l’écrit) :

  1. Comment Victor vous apparaît-il à la lecture des 7 1ères lignes ? A quoi pourrait-il être comparé ? Intention : faire comprendre aux élèves que l’enfant sauvage avait tout d’un animal. Champ lexical de la chasse, et deux caractéristiques principales de l’état de Victor : son entière solitude (« isolement le plus net »), et sa nudité (méconnaissance de l’interdiction sociale de se promener tout nu). 1ère indication que l’homme, dans un « pur » état de nature – dans une entière solitude, totalement déconnecté de toute civilisation – ne pourrait vivre comme un homme mais retournerait à sa nature animale.
  2. Au sujet du passage : « Placé le 10 janvier à l’asile de Saint-Affrique, et le 4 février à Rodez, il est l’objet d’une première observation, et d’une première dissertation […] Les journaux s’emparent du fait divers. Un ministre s’y intéresse ». Pourquoi le cas des enfants sauvages a-t-il pu susciter autant de curiosité et d’intérêt, y compris de la part du gouvernement ou des hommes politiques de cette époque ? Intention : leur faire comprendre que la découverte d’enfants sauvages est l’occasion inédite de pouvoir étudier l’homme à l’état de nature, concrètement (et non plus abstraitement ou par une expérience de pensée comme dans le cas des théories du contrat social).
  3. Après avoir demandé aux élèves ce que signifie le terme « excentrique », l’enjeu principal est de leur faire comprendre ce qui oppose Pinel et Itard dans leur interprétation de l’idiotie constatée de Victor. Opposition entre l’hypothèse d’une idiotie de naissance (qui expliquerait que les parents aient voulu se débarrasser de leur enfant) et celle d’une idiotie liée à une carence culturelle.
  4. Question pour s’assurer de la bonne compréhension du texte par les élèves : quelle est la raison de l’idiotie de Victor ?

Utilisation du cas des enfants sauvages dans mon cours en classe technologique :

Je préfère leur montrer des extraits du film de Truffaut, ou bien leur raconter la « petite histoire » des enfants sauvages à l’oral. J’insiste sur la question que pose cette découverte : peut-on dire que Victor était un idiot de naissance, ou bien son idiotie s’explique-t-elle par des insuffisances culturelles ? Je fais étudier à mes élèves l’extrait suivant, pour conclure sur le cas des enfants sauvages, toujours dans l’intention de bien leur faire comprendre la notion de « disposition » :

« C’est une idée désormais conquise que l’homme n’a point de nature mais qu’il a – ou plutôt qu’il est – une histoire. […] Les enfants privés trop tôt de tout commerce social, – ces enfants qu’on appelle « sauvages » – demeurent démunis dans leur solitude au point d’apparaître comme des bêtes dérisoires, comme de moindres animaux. Au lieu d’un état de nature où l’homo sapiens et l’homo faber se laisseraient apercevoir, il nous est donné d’observer une simple condition aberrante, au niveau de laquelle toute psychologie vire en tératologie. […] Avant la rencontre d’autrui, et du groupe, l’homme n’est rien que des virtualités aussi légères qu’une transparente vapeur. […] La vérité que proclame en définitive tout ceci c’est que l’homme en tant qu’homme, avant l’éducation, n’est qu’une simple éventualité, c’est-à-dire moins, même, qu’une espérance. »

Lucien Malson, Les enfants sauvages, éditions 10/18, 1964

Les questions que je pose à mes élèves :

  1. Expliquez le passage suivant : « C’est une idée désormais conquise que l’homme n’a point de nature mais qu’il a – ou plutôt qu’il est – une histoire. Les enfants privés trop tôt de tout commerce social, – ces enfants qu’on appelle « sauvages » – demeurent démunis dans leur solitude au point d’apparaître comme des bêtes dérisoires, comme de moindres animaux. ». Intention : leur faire comprendre que l’homme est un être pleinement culturel. Le cas des enfants sauvages prouve qu’il n’y a pas de nature humaine. L’homme n’est pas naturellement ce qu’il est, de manière immédiate ou innée. Tout relève en lui de l’acquis, et seule la culture – plus précisément la possibilité de développer ses facultés par une vie sociale, par la rencontre avec d’autres hommes – lui permettront de parvenir à son humanité.
  2. Vérification de la bonne compréhension des élèves par l’étude du passage suivant : « Au lieu d’un état de nature où l’homo sapiens et l’homo faber se laisseraient apercevoir, il nous est donné d’observer une simple condition aberrante, au niveau de laquelle toute psychologie vire en tératologie ». a. Donner en premier lieu des précisions sur les termes « homo sapiens », « homo faber », « tératologie ». b. Sens de la phrase : dans le pur état de nature, nous ne pouvons encore observer des hommes, mais seulement des individus qui ont perdu leurs facultés humaines à défaut de pouvoir les développer par une vie sociale, au point d’apparaître comme des « monstres » en régressant à leur nature animale.
  3. La fin du texte permet d’interroger les élèves sur la notion de « disposition ». Exemple de questions : Trouvez les termes synonymes à la notion de « disposition » (éventualité, virtualité) ; Que signifie, pour conclure, l’affirmation que l’homme, à sa naissance, a des facultés qui sont uniquement des dispositions ?

Poursuite du cours sur la notion de disposition par l’apprentissage de la distinction en puissance/en acte (avec un lien possible avec le repère Contingent/nécessaire/possible). L’homme, à sa naissance, est en puissance un être humain. Le nourrisson a déjà des facultés qui le distinguent de l’animal (sa « raison » ou puissance de connaissance par exemple). Mais elles ne sont rien si elles ne sont pas développées par un milieu socioculturel.

II. De l’expérience a la théorisation : Que conclure des cas précédents ?

Il me semble qu’aucun cours de philosophie ne peut se passer de l’étude de textes, qui plus est quand il s’agit de classes technologiques. Faire un cours de philosophie, c’est proposer une réflexion sur un sujet, une question. L’enseignant est bien celui qui conduit la réflexion. Il en est l’auteur. Mais étudier des textes permet de mieux inclure les élèves dans la démarche réflexive, en les aidant à comprendre les différentes étapes argumentatives qui participent à la progression de la réflexion. Ce faisant, l’enseignant prépare continuellement ses élèves à l’épreuve de l’explication de texte, en les habituant à recenser et à expliquer les points essentiels.
Il me semble que les remarques kantiennes au sujet de la méthode socratique éclairent très bien notre propos. La méthode socratique diffère de la méthode catéchétique. Kant propose les subdivisions suivantes :

« [L]’exposé peut être acroamatique, quand tous ceux auxquels il est destiné sont de simples auditeurs, ou érotématique, quand le maître pose à ses jeunes disciples des questions sur ce qu’il veut lui apprendre ; et cette méthode érotématique est à son tour un mode d’enseignement dialogique quand l’interrogation s’adresse à la raison des élèves, ou catéchétique, quand elle s’adresse simplement à leur mémoire. Car si quelqu’un veut demander quelque chose à la raison d’une autre personne, cela ne peut s’effectuer que de façon dialogique, c’est-à-dire d’une façon telle que maître et élèves échangent réciproquement questions et réponses. Le maître, par des questions, oriente le cours des pensées de son disciple en faisant en sorte de développer simplement en lui la disposition à certains concepts par l’intermédiaire des cas qu’il lui propose (il est l’accoucheur de ses pensées) ; l’élève, qui prend ainsi conscience qu’il est lui-même capable de penser, donne au maître, par les questions qu’il va lui renvoyer, l’occasion d’apprendre lui-même, conformément au docendo discimus (« Nous apprenons en enseignant »), comment il doit procéder pour bien interroger. »

Kant, Métaphysique des mœurs, II, Doctrine du droit, Doctrine de la vertu, trad. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 354-355

Employer la méthode socratique ne revient donc pas à l’illusion que les élèves savent tout d’eux-mêmes, de manière innéiste, et qu’il serait possible de partir de leur réflexion pour proposer uniquement en cours une réminiscence. La réflexion en cours ne peut que partir de l’enseignant, c’est lui qui la conduit, l’élabore et la fait progresser tout au long de son cours, comme c’est lui « l’accoucheur » des esprits. Mais on ne peut éduquer de la meilleure façon qu’en favorisant autant que possible la réflexion personnelle ou l’autonomie du jugement. La méthode socratique est la méthode dialogale qui non seulement donne confiance à l’élève en comprenant qu’il peut penser par lui-même, mais est également bénéfique à l’enseignant, en l’aidant à clarifier davantage sa pensée.
Kant, toutefois, admet que la méthode socratique est difficilement applicable à l’enseignement, étant donné le nombre d’élèves que l’enseignant a en charge. L’art de l’enseignant est alors de trouver des astuces, pour proposer autant que possible un enseignement socratique.

Quelles astuces, règles ou principes, pouvons-nous en conséquence proposer, pour utiliser à bon escient des textes afin de favoriser l’autonomie du jugement de nos élèves ?

  • Le texte doit nécessairement s’inscrire dans un cours, c’est-à-dire dans une réflexion qui justifie sa convocation et qui l’étudie dans une finalité précise.
  • Le texte retenu doit être le plus accessible aux élèves. Tout jargon superflu, toute difficulté insurmontable ou extrême, doivent être évités. Si le texte est intéressant mais difficile, il est nécessaire de l’introduire en étudiant au préalable les notions ou concepts qui le constituent (cas par exemple du texte de Francastel étudié précédemment).
  • Les questions que nous leur posons pour guider leur lecture doivent porter sur les points essentiels du texte. L’idéal, pour que les élèves puissent réellement s’approprier le texte, serait de pouvoir les leur poser à l’écrit, sous forme d’exercice. Ils pourraient alors bénéficier d’un temps suffisant pour comprendre chacun le texte, tout en pouvant, à force de répéter l’exercice, améliorer leur qualité de rédaction. Mais le temps nous manque en pratique, de même que les élèves profitent parfois de l’étude d’un texte pour ne rien faire…On peut s’en sortir en alternant l’oral et l’écrit. Et les élèves de classe technologique ont souvent une bonne participation à l’oral, de même que l’oralité contribue au dynamisme du cours.
  • Le problème majeur, dans le cours en général mais plus singulièrement dans l’étude des textes, est la prise de notes. Les élèves ont trop tendance à attendre des phrases dictées et ceux de classe technologique ont réellement des difficultés à prendre des notes en même temps que nous expliquons ensemble un texte. Je m’en sors de la manière suivante : explication à l’oral du texte par les questions que je pose – en les incitant à prendre déjà des notes par eux-mêmes – puis reprise des points essentiels du texte par la formulation de phrases que je leur dicte.

 

Intervention de Pascal Mugnier
La raison en lutte contre les croyances et la superstition

Contexte : les textes proposés sont extraits de la correspondance entre Spinoza et l’étudiant Hugo Boxel. Au total six lettres sont échangées, trois du côté de Boxel, trois de celui de Spinoza. La première lettre de Boxel est envoyée le 14 septembre 1674. Le prétexte de cette correspondance peut paraître un peu futile, voire trivial pour un philosophe aussi sérieux que Spinoza : il s’agit des spectres, fantômes et autres créatures ectoplasmiques. Pourtant ce ne sont pas les spectres qui intéressent Spinoza, son propos déborde largement la question des fantômes pour s’adresser à toute forme de superstition et de surnaturel : s’il consent à répondre dans une première lettre à la demande d’un obscur étudiant en droit, c’est afin de mettre en évidence la force de l’esprit philosophique et la spécificité de la pensée rationnelle, un esprit critique montrant la nocivité de l’argument d’autorité et du paralogisme de l’argumentum ad ignorantiam. Bref contre les opinions, les croyances et la superstition, Spinoza utilise la problématique des spectres pour établir l’inadéquation naturelle de la connaissance spontanée (appelée aussi dans l’Ethique « connaissance du premier genre ») et rendre nécessaire le travail démystificateur de la raison en s’appuyant sur le principe selon lequel on ne doit jamais admettre dans l’esprit quelque chose qui n’ait fait l’objet d’une délibération critique ou de l’examen de son jugement.

Pourquoi un dispositif constitué de deux textes : ces extraits de correspondance donnent à voir aux élèves à partir d’un problème précis (la croyance aux fantômes, spectres, esprits et revenants : à cet égard on peut préciser ces trois modalités fantomatiques pour les élèves, spectre, c’est la forme visible, esprit la dimension immatérielle et pensante, revenants, l’idée d’une réversibilité de la mort, « l’âme des morts » ) le mouvement, la dynamique d’une pensée en acte, qui vient interroger, discuter et réfuter des éléments de superstition en mettant en évidence les paralogismes qui les produisent. Autre intérêt de l’utilisation de deux textes plutôt qu’un seul : les élèves peuvent identifier immédiatement les positions de chacun des auteurs : le « versant croyance » et respect de l’autorité incarné par Boxel ; le « versant raison » et savoir critique du côté de Spinoza. Alors que Boxel est obnubilé par sa croyance et n’a qu’une obsession : persuader le philosophe de croire à l’irrationnel et au surnaturel, Spinoza réfute le pseudo arguments de Boxel en montrant comment la superstition obéit à une logique qui fonctionne si j’ose dire à « rebrousse-raison ».

Autre intérêt de l’utilisation du genre épistolaire : la pensée de Spinoza nous apparaît plus vivante, l’auteur nous semble plus familier, s’exprime à la première personne, respecte son interlocuteur tout en étant capable de plaisanter comme au début de la réponse qu’il envoie à Boxe. Boxe qui dit à Spinoza : je crois aux spectres mais j’ai bien peur que vous n’y croyiez pas et Spinoza de répondre : je ne crois pas aux spectres et vous me faîtes à peu rire avec vos histoires à dormir debout mais voyons pourquoi vous avez cette croyance. Notons que Spinoza ne cherche pas à imposer une vérité ; il approfondit le problème posé par Boxe et cherche à comprendre ce qui le pousse à croire au surnaturel, fidèle en cela au principe éthique développé dans son œuvre : « ne pas pleurer, ne pas railler mais comprendre ». Le philosophe tout en étant bienveillant dans sa réponse développe une sorte d’espace critique à l’intérieur duquel se développe toute la rationalité de son analyse : la raison cesse d’être désincarnée et sèche pour devenir vivante et critique.

Préparation, prolongement et objectif visés par l’étude de ces deux textes : ces deux textes s’inscrivent dans un cours sur la raison et les croyances. Il s’agit de sensibiliser les élèves aux méfaits d’une croyance dégénérant en crédulité, en superstition et en conformisme. La question que nous avons abordée préalablement à ces textes est la suivante : pourquoi sommes-nous si crédules ? Nous aidant de la psychologie sociale (les travaux de Solomon Asch sur les facteurs psychologiques du conformisme) et du livre des physiciens Henri Broch et Georges Charpak : Devenez sorciers, devenez savants (publié chez Odile Jacob en 2002), nous avons analysé l’effet Forer et critiqué l’horoscope et l’astrologie. L’idée était de montrer en contre point à Descartes que la crédulité est la « chose du monde la mieux partagée », et que la croyance n’est pas qu’une simple forme d’ignorance car elle n’est pas fonction du niveau d’études. Dans leur travail sur la « zététique », les chercheurs font un double constat : le fait même d’être dans une société techniquement avancée n’entraîne pas une élimination rapide de la pensée irrationnelle. Plus inquiétant pour eux, si 58% des français pensent que l’astrologie est une science, 55% croient à la transmission de pensée et aux guérisons par magnétiseur et imposition des mains, 29% aux horoscopes, 24% aux prédictions de voyants, 18% aux passages d’extraterrestres sur Terre, 11% aux fantômes (sondages SOFRES, le Monde 1993 reproduits à la fin du livre), le niveau de croyance est très important chez les étudiants et les ingénieurs ainsi que chez ceux qui ont en charge l’éducation des enfants : instituteurs et professeurs !

Les textes : Correspondance Spinoza/Boxel Lettres LI et LII.

Lettre de Boxel à Spinoza

« Monsieur,

Je vous écris parce que j’ai le désir de connaître votre pensée sur les apparitions, les spectres et les revenants. Croyez-vous qu’ils existent ? Combien de temps dure leur existence à votre avis ? Car les uns les croient immortels et les autres mortels. Dans mon hésitation, je voulais connaître votre pensée. Une chose est certaine : les Anciens y ont cru. Les théologiens et les philosophes modernes admettent jusqu’à présent l’existence de pareilles créatures, bien qu’ils ne soient pas d’accord sur leur essence. Les uns les croient constitués d’une matière très subtile, les autres prétendent que ce sont des êtres spirituels. Mais peut-être (comme j’ai commencé à le dire) sommes-nous entièrement en désaccord puisque je ne sais pas si vous admettez l’existence de tels êtres. Vous n’êtes pas sans savoir cependant qu’on trouve dans l’Antiquité tant d’exemples, tant de récits, qu’il serait vraiment difficile de les nier ou d’en douter. Certes, si vous accordez l’existence des revenants, vous ne croyez cependant pas, comme les défenseurs de la religion romaine, que ce sont les âmes des morts. Je m’arrête là et j’attends votre réponse. Je ne dirai rien de la guerre, ni des bruits qui circulent, ce sont des choses de notre temps. »

Lettre de Boxel datée du 14 septembre 1674 à Spinoza : Au très profond philosophe B. De Spinoza. Hugo Boxel docteur en droit (GF p 284-285 ; Pléiade p 1231-1232). Traduction Rolland Caillois.

Questions :   Identifiez la croyance et les éléments de superstition.

  1. Quel problème est à la base de cet échange : sur quoi Boxel interroge-t-il Spinoza ?
  2. Sur quelle ambiguïté repose la lettre de Boxel ? Croit-il aux spectres ? Pourquoi et sur quoi dit-il hésiter ? Trouvez-vous réellement dans le texte les raisons de l’hésitation dans laquelle Boxel déclare se trouver ?
  3. Quels sont les deux types d’arguments utilisés par Hugo Boxel ?
  4. Quel est alors le mode réel d’exposition de sa lettre : affirmatif ? Négatif ? Ou interrogatif ?

Lettre de Spinoza à Boxel

« Monsieur,
Votre lettre reçue hier m’a fait grand plaisir, autant parce que je désirais avoir des nouvelles de vous que parce que je vois que vous ne m’avez pas tout à fait oublié. D’autres jugeraient peut-être de fâcheux augure que vous m’écriviez au sujet des revenants. Au contraire, il y a, à mon avis, quelque chose qui mérite considération : non seulement les choses vraies mais aussi les niaiseries et les imaginations peuvent m’être utiles.
Laissons de côté pour le moment la question de savoir si les spectres sont des imaginations puisqu’il vous semble inouï d’en nier l’existence, même de la mettre en doute ; vous êtes en effet convaincu par tant de récits anciens et modernes. La grande estime que j’ai toujours eue et que je continue d’avoir pour vous, le respect que je vous dois ne permettent pas que je dise le contraire, encore bien moins que je vous flatte.
J’userai d’un moyen terme et vous demanderai de bien vouloir choisir, parmi tous ces récits de spectres que vous avez lus, un au moins qui ne laisse pas de place au doute et montre très clairement que les spectres existent. Je dois vous avouer que je n’ai jamais connu d’auteur digne de foi pour en prouver clairement l’existence et jusqu’ici j’ignore ce qu’ils sont, personne n’ayant jamais pu me le dire. Il est pourtant certain que nous devrions savoir ce qu’est une chose que l’expérience nous montre si clairement. S’il n’en est pas ainsi, il semble qu’il soit bien difficile d’admettre que l’existence des spectres soit prouvée par quelque récit. Ce qui paraît prouvé, c’est l’existence d’une chose dont personne ne sait ce qu’elle est. Si les philosophes veulent appeler spectres les choses que nous ignorons, alors je n’en nierai pas l’existence, car il y a une infinité de choses que j’ignore.
Je vous prierai donc, monsieur, avant de m’étendre plus longuement sur ce sujet, de bien vouloir me dire ce que sont ces spectres ou revenants. Sont-ce des enfants, des stupides ou des insensés ? Tout ce que l’on m’a raconté d’eux convient plutôt à des êtres déraisonnables qu’à des êtres raisonnables ; ce sont des puérilités – pour être indulgent, ou cela rappelle les amusements auxquels se plaisent les simples.
Avant de finir, je voudrais vous faire cette seule remarque : le désir qu’éprouvent les hommes à raconter les choses non comme elles sont mais comme ils voudraient qu’elles fussent, est particulièrement reconnaissable dans les récits de fantômes et de spectres. »

Questions :

Déterminez la critique spinoziste de la croyance et de la superstition.

  1. Pourquoi tout en plaisantant au début de sa lettre, Spinoza trouve-t-il utiles « les niaiseries et les imaginations » ? Quels buts Spinoza cherche-t-il à réaliser en ne rejetant pas la question de Boxel et en ménageant la susceptibilité de son correspondant?
  2. À partir de « j’userai d’un moyen terme… » comment Spinoza s’y prend-t-il pour réfuter Boxel ? Quels sont successivement les trois modes logiques de la réponse de Spinoza ?
  3. À propos des spectres quelle est la question fondamentale pour Spinoza (qui est reconnue et en même temps esquivée par Hugo Boxel) ? En quoi cette question est-elle fondamentale et que révèle-t-elle de la croyance ?
  4. Quel lien à la fin de sa lettre, Spinoza établit-il entre désir et croyance ? En quoi ce lien est-il le moteur de la superstition ?

Eléments d’analyse

La demande de Boxel

Le problème à la base de cet échange relève du surnaturel. Boxel interroge Spinoza sur l’existence des spectres (sont-ils ?) mais passe immédiatement à la question de leur essence (que sont-ils ?) : leur durée, leur immortalité, leur composition etc.
L’ambiguïté de la lettre de Boxel repose sur une sorte de faute logique commise par l’étudiant en droit : il passe immédiatement de l’existence des spectres à leur durée, comme si la question de l’existence des spectres appelait d’emblée une réponse positive dans la mesure où on ne demande pas combien de temps dure l’existence d’un être qui n’existe pas. C’est la raison pour laquelle tout en disant qu’il hésite, on ne voit pas vraiment les raisons de cette hésitation puisque Boxel est convaincu de l’existence des spectres. Si hésitation il y a, elle porte sur la nature des spectres, leur essence et non leur existence.
Le premier argument est qualitatif et relève du poids intellectuel des « Anciens et des théologiens et philosophes modernes » : c’est donc l’argument d’autorité. Qu’il s’agisse des grands philosophes du passé (les Anciens) ou des penseurs modernes, tous croient en l’existence des spectres et du surnaturel. Dès lors comment douter « il est difficile » dit plus exactement Boxel de tenir pour rien le point de vue de gens aussi éminents, autant reconnus ! L’argument d’autorité tient lieu de preuve aux yeux de Boxel. Ce qui amène au deuxième argument, celui-ci quantitatif : le nombre d’exemples avérés et la multitude de récits concordants. Comme si la vérité était toujours du côté du grand nombre ! Pour autant, nuance Boxel, il ne s’agit pas de prendre tous les témoignages pour argent comptant : les spectres existent bien sûr mais n’allez pas croire qu’il s’agisse de « l’âme des morts », croyance bonne peut-être pour les païens de la religion romaine, mais inconcevable du point de vue chrétien où l’âme des morts ne vient pas hanter les vivants mais va directement au paradis ou en enfer !
Dès lors le mode réel d’exposition de la lettre de Boxel est affirmatif car même si la question de l’essence des spectres reste épineuse, leur existence saute aux yeux de sorte qu’il serait bien déraisonnable de la nier !

Réponse de Spinoza

Ce qui frappe dans le début de la réponse de Spinoza c’est son ton amusé, de plaisanterie, qui marque une distance avec les croyances irrationnelles. En même temps, il utilise le champ lexical de la superstition « fâcheux augure », « revenants » comme pour retourner la superstition contre elle-même, la conjurer : Spinoza semble dire amusé à Boxel : ne me portez pas la poisse avec vos histoires de revenants et d’esprits ! On se moque en la singeant de l’attitude superstitieuse : c’est le propre de la pensée magique et irrationnelle : évoquer les revenants serait faire advenir malgré soi la catastrophe ! « le diable est né d’une indiscrétion » disait L-F Céline. Spinoza plaisante à propos des spectres car ce sont «  des niaiseries et des imaginations » : Spinoza se situe immédiatement dans sa réponse en dehors du champ de la croyance superstitieuse. Ce ton de plaisanterie s’explique par le fait que Spinoza et Boxel se connaissent : ils se sont vraisemblablement déjà rencontrés : « je vois que vous ne m’avez pas tout à fait oublié », cette rencontre a eu lieu vraisemblablement au début de l’été 1673, à Utrecht, dans une période de guerre (comme y fait allusion Boxel à la fin de sa lettre) où les armées françaises du Prince de Condé l’emportent sur les forces hollandaises dirigées par Guillaume III. En même temps qu’il plaisante, Spinoza ménage la susceptibilité de Boxel : il y a dans la question des spectres «  quelque chose qui mérite considération » : il s’agit en effet de comprendre ce qui se produit et comment se produit la superstition. Le but de Spinoza est aussi pédagogique : amener Boxel à prendre conscience qu’il est dans la superstition ; inutile de dire qu’à lire la suite de la correspondance, Spinoza n’y parviendra pas, la correspondance se transformant en polémique et en dialogue de sourd !
A partir de « j’userai d’un moyen terme et vous demanderai… » : le premier mode de réponse qu’use Spinoza est le mode interrogatif : il écarte la multitude des prétendues preuves fournies par Boxel : un seul récit serait suffisant pourvu qu’il soit indubitable et fondé en raison. Ce n’est pas la quantité des faits ou de témoignages qui est un gage de vérité ! le deuxième mode de raisonnement est négatif : « je dois vous avouer que je n’ai jamais connu un auteur digne de foi… » un tel récit n’existe pas ou une telle preuve est impossible à fournir. Si l’autorité donne un poids à la vérité décrétée, c’est de la vérité démontrée dont il faut se préoccuper. Ce mode négatif ne nie pourtant pas la réalité de phénomènes incompréhensibles : il y a un tas de choses que nous ignorons « une infinité de choses que j’ignore » dit Spinoza, mais des choses dont nous n’avons pas de preuves nous ne pouvons rien en dire. « Ce qui paraît prouvé, c’est l’existence d’une chose dont personne ne sait ce qu’elle est ». Autrement dit un récit en lui-même, même d’un illustre auteur, ne peut apporter la preuve de sa vérité. Enfin le troisième moment de sa lettre est sur le mode affirmatif : après avoir demandé à Boxel des précisions sur les spectres et revenants : de quoi parle-t-on au juste ? Spinoza explique le lien entre croyance et désir, en quoi la superstition est le fruit de l’imagination.
La question fondamentale pour Spinoza est : les spectres existent-ils ? Cette question avait été esquivée par Boxel mais elle est pourtant fondamentale car ne pas commencer par elle, en s’interrogeant tout de suite sur l’essence des spectres sans prouver leur existence, c’est commettre une erreur logique et mettre la charrue avant les bœufs. Ça en dit long sur la nature de la croyance, fonctionnant à rebrousse-raison.
Le désir est le moteur de la superstition et de la croyance, raison pour laquelle celles-ci sont possibles même en l’absence de preuves : les hommes superstitieux ne voient pas le réel tel qu’il est, mais le double en quelque sorte d’une matrice imaginaire en permettant l’interprétation du réel, y voyant partout des signes, renforçant leur désir de croire. Voir les choses comme on voudrait qu’elles fussent et non telles qu’elles sont, permet de s’illusionner sur la réalité et de mieux répondre à nos angoisses, comme celle de la mort ou du néant lorsqu’il s’agit d’histoire des spectres et de fantômes.

 

Intervention de Sylvain Jerusalem
Textes de Marx et Mill

Texte de Marx

« Le travail, pour servir de mesure, doit être calculé d’après la durée ou l’intensité, sinon il cesserait d’être un étalon de mesure. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, puisque tout homme n’est qu’un travailleur comme tous les autres, mais il reconnaît tacitement comme un privilège de nature le talent inégal des travailleurs, et, par suite, l’inégalité de leur capacité productive. C’est donc, dans sa teneur, un droit de l’inégalité, comme tout droit. Par sa nature, le droit ne peut consister que dans l’emploi d’une mesure égale pour tous; mais les individus inégaux (et ils ne seraient pas distincts, s’ils n’étaient pas inégaux) ne peuvent être mesurés à une mesure égale qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on les regarde sous un aspect unique et déterminé ; par exemple, dans notre cas, uniquement comme des travailleurs, en faisant abstraction de tout le reste. En outre : tel ouvrier est marié, tel autre non ; celui-ci a plus d’enfants que celui-là, etc… A rendement égal, et donc à participation égale au fonds social de consommation, l’un reçoit effectivement plus que l’autre, l’un sera plus riche que l’autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal.
Or tous ces inconvénients sont inévitables dans la première phase de la société communiste, quand elle ne fait que sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que la structure économique de la société et le développement culturel qui en dépend.
Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie ; quand, avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se sont accrues, et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !” »

Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand, trad. Rubel, Pléiade Gallimard, 1965, p.1240

Questions :

  1. Que s’agit-il de se répartir ? Dans quel but ?
  2. Quel lien établir entre travail et « fond social de consommation »?
  3. Quel sont les deux fonctions du travail envisagées dans ce texte ? (dernier §)
  4. En comparant le salariat avec l’esclavage, en quoi le principe « A travail égal, salaire égal » peut-il sembler juste?
  5. Quels sont les deux raisons invoquées par Marx pour en contester la légitimité ?
  6. Quelle solution préconise Marx pour supprimer le partage injuste du produit du travail: une réforme juridique ou une révolution ?
  7. Que signifie le principe «  De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » ? En quoi s’oppose-t-il au principe précédemment analysé ?
  8. Quelle différence entre la société communiste et la société capitaliste ?

Texte de Mill

« Dans une société coopérative de production, est-il juste ou non que le talent ou l’habileté donnent droit à une rémunération plus élevée ? Ceux qui répondent négativement à la question font valoir l’argument suivant : celui qui fait ce qu’il peut a le même mérite et ne doit pas, en toute justice, être placé dans une position d’infériorité s’il n’y a pas faute de sa part ; les aptitudes supérieures constituent déjà des avantages plus que suffisants, par l’admiration qu’elles excitent, par l’influence personnelle qu’elles procurent, par les sources intimes de satisfaction qu’elles réservent, sans qu’il faille y ajouter une part supérieure des biens de ce monde ; et la société est tenue, en toute justice, d’accorder une compensation aux moins favorisés, en raison de cette inégalité injustifiée d’avantages plutôt que de l’aggraver encore. A l’inverse, les autres disent : la société reçoit davantage du travailleur dont le rendement est supérieur ; ses services étant plus utiles, la société doit les rémunérer plus largement ; une part plus grande dans le produit du travail collectif est bel et bien son œuvre ; la lui refuser quand il la réclame, c’est une sorte de brigandage. S’il doit seulement recevoir autant que les autres, on peut seulement exiger de lui, en toute justice, qu’il produise juste autant, et qu’il ne donne qu’une quantité moindre de son temps et de ses efforts, compte tenu de son rendement supérieur. Qui décidera entre ces appels à des principes de justice divergents ? La justice, dans le cas en question, présente deux faces entre lesquelles il est impossible d’établir l’harmonie, et les deux adversaires ont choisi les deux faces opposées ; ce qui préoccupe l’un, c’est de déterminer, en toute justice, ce que l’individu doit recevoir, ce qui préoccupe l’autre, c’est de déterminer, en toute justice, ce que la société doit donner. Chacun des deux, du point de vue où il s’est placé, est irréfutable et le choix entre ces points de vue, pour des raisons relevant de la justice, ne peut qu’être absolument arbitraire. C’est l’utilité sociale seule qui permet de décider entre l’un et l’autre. »

John Stuart MILL, L’Utilitarisme, coll. GF, pp. 145-146

Questions :

  1. À quelle question explicite répond le texte ? Quelle est la notion du programme en jeu ? A quels termes renvoient société coopérative de production ?
  2. Rémunérer le travail peut avoir deux sens, lesquels ? Quels sont les deux principes de justice envisagés ?
  3. Analyse du premier principe (l.2 à 9) : quelles inégalités sont envisagées ? Dans l’argument sont-elles considérées comme justifiées ? Quels avantages procurent-elles ? Donner des exemples. Pourquoi Mill parle de « compensation » pour qualifier cette première manière de rémunérer ? De quelle nature est ce principe ?
  4. Analyse du second principe (l.9 à 15) : A quoi va être proportionné la rémunération du point de vue de l’individu et du point de vue de la société ? Qu’est-ce que Mill signifie par l’usage du terme « brigandage » ? Si la rémunération était équivalente quel que soit le résultat du travail pourquoi l’individu devrait-il moins travailler ?
  5. Formuler simplement les arguments respectifs de chaque principe de justice. Classer les deux principes en fonction d’une orientation politique. Illustrer par des exemples historiques du XX° siècle.
  6. Mise en évidence de la difficulté à répondre à la question (l.15 à 21) : entre quel pôle l’échange se produit-il ? Pourquoi le choix d’un des deux principes est-il qualifié d’arbitraire ?
  7. Quelle solution propose Mill ? Qu’est-ce que l’utilité sociale ?

 

Propositions des divers groupes de travail

Texte d’Alain

Quand un danseur de corde tombe dans le filet, où il rebondit comme une balle, il n’est plus homme en cela ni danseur, mais chose parmi les choses, et livré aux forces extérieures. La pesanteur qui agit continuellement et qui le tire sans se lasser, reprend l’empire dès que l’industrie tâtonne et dès que l’attention se relâche. Je veux expliquer la puissance humaine et les fautes d’après cet exemple plutôt que d’aller chercher quelque volonté mauvaise; car on rirait si quelqu’un disait que le danseur de corde est tombé par une volonté de tomber; cette supposition est ridicule; pour tomber il n’a nullement besoin de le vouloir; cela se fait sans lui, et les forces s’en chargent. Ainsi d’un homme qui cède à la peur, je ne dirai jamais qu’il a choisi de céder à la peur. Car il n’est pas difficile de céder à la peur; il est inutile de le vouloir; la peur tire continuellement; il n’y a qu’à la laisser faire. Comme pour dormir le matin, il suffit de s’abandonner. Le paresseux ne choisit point la paresse; la paresse se passe très bien d’être choisie. La gourmandise de même, et la luxure, et tous les péchés; cela va tout seul. L’automobile, au tournant, ira dans le ravin; elle ira toute seule dans le ravin. Dès que l’homme ne se dirige plus, les forces extérieures le reprennent. Et si j’écris n’importe quoi, ce sera une sottise. Le bavard qui se lance, ou qui seulement s’endort, ira de sottise en sottise. Ce que les anciens, hommes de jeux et de sports, avaient très bien vu, disant que la force gouvernante ou volonté est directement bonne et que nul n’est méchant volontairement.

Alain, Propos, 30 mai 1922 (Pléiade, I, p.410)

Proposition d’étude guidée n°1 :

  1. Pourquoi le danseur tombe-t-il ? Dans quelle mesure devient-il « chose parmi les choses » ?
  2. Pourquoi est-il « ridicule » de supposer que le danseur tomberait par l’effet d’une « volonté mauvaise » ?
  3. En quoi celui « qui cède à la peur » est-il semblable au danseur qui tombe ? Qu’ont en commun les autres exemples donnés par l’auteur ?
  4. À quelles conditions l’homme peut-il se diriger lui-même ?
  5. 

Comment comprendre la conclusion selon laquelle « nul n’est méchant volontairement » ?

Difficultés probables de vocabulaire ou de compréhension repérées dans le texte : « dès que l’industrie tâtonne » (lignes 3-4)
, « la puissance humaine » (ligne 4), « les anciens, hommes de jeux et de sports » (avant dernière ligne).

Proposition d’étude guidée n°2 :

  1. Quelles sont les causes qui entraînent la chute du danseur ? Sont-elles de deux types différents ?
  2. Expliquez pourquoi « on rirait si quelqu’un disait que le danseur de corde est tombé par une volonté de tomber ».
  3. D’après Alain, quels sont les équivalents de la pesanteur dans le domaine de la faute morale ?
  4. Expliquez comment Alain peut en conclure que « nul n’est méchant volontairement ». Explicitez cette expression.
  5. Ce texte d’Alain conduit-il à affaiblir la responsabilité de l’homme ?

Proposition d’étude guidée n°3 :

La difficulté principale de ce texte réside dans la multiplication des exemples, ce qui peut dérouter le lecteur non averti et conforter l’élève dans sa tendance à croire qu’il suffit d’illustrer pour penser. Mais ce genre de texte est justement l’occasion de travailler la distinction entre idées et exemples, en montrant notamment que si l’exemple peut participer de l’argumentation, celle-ci ne se réduit pas à lui.
Par conséquent, l’objectif principal d’un exercice en classe sur ce texte sera de permettre aux élèves de passer de l’exemple au concept en exploitant l’analogie qu’effectue l’auteur entre les exemples relevant de la force physique et ceux relevant de la faute morale.
La seconde difficulté du texte nous semble être dans l’identification de la thèse de l’auteur car une lecture rapide pourrait laisser penser que l’homme est sans cesse aux prises avec des forces qui le gouvernent et qui déterminent ses comportements. Il n’y aurait donc plus de place pour la liberté et la responsabilité (le contresens serait en particulier de comprendre que ce n’est pas de la faute du paresseux s’il est paresseux puisqu’il ne fait que subir les effets d’une force qu’il ne contrôle pas). L’étude du texte doit donc permettre aux élèves de travailler la relation entre les notions de liberté, de déterminisme et de responsabilité.
À cette fin, nous proposons les questions suivantes pour progresser dans la lecture et la compréhension du texte :

  1. Quelles sont les deux forces qu’Alain oppose dans le texte ?
  2. Quelle est la nature de la force qui fait tomber le danseur ?
  3. Quelle est la cause de la chute du danseur ? Quelle est la raison de la chute du danseur ?
  4. Quel rapport le texte établit-il entre la chute d’un corps et la faute morale ?
  5. La faute résulte-t-elle d’une intention de mal faire ou d’une absence de volonté de faire ?
  6. Le texte exclut-il toute liberté ? Toute responsabilité ?

 

Texte de Spinoza

« Plus on prendra de soin pour ravir aux hommes la liberté de la parole, plus obstinément ils résisteront, non pas les avides, les flatteurs et les autres hommes sans force morale, pour qui le salut suprême consiste à contempler des écus dans une cassette et à avoir le ventre trop rempli, mais ceux à qui une bonne éducation, la pureté des mœurs et la vertu donnent un peu de liberté. Les hommes sont ainsi faits qu’ils ne supportent rien plus malaisément que de voir les opinions qu’ils croient vraies tenues pour criminelles (…) ; par où il arrive qu’ils en viennent à détester les lois, à tout oser contre les magistrats, à juger non pas honteux, mais très beau, d’émouvoir des séditions¹ pour une telle cause et de tenter n’importe quelle entreprise violente. Puis donc que² telle est la nature humaine, il est évident que les lois concernant les opinions menacent non les criminels, mais les hommes de caractère indépendant, qu’elles sont faites moins pour contenir³ les méchants que pour irriter les plus honnêtes, et qu’elles ne peuvent être maintenues en conséquence sans grand danger pour l’État. »

Spinoza, Traité Théologico-politique, chapitre XX

1. Émouvoir des séditions: susciter des révoltes.
2. Puis donc que : puisque donc.
3. Contenir: contrôler.

Proposition d’étude guidée n°1 :

  1. Que faut-il entendre par « liberté de parole » ? Selon le texte, par quels moyens cette liberté peut-elle être retirée aux hommes ?
  2. En quoi « les avides » et « les flatteurs » sont-ils des hommes « sans force morale » ? Comment expliquer qu’ils souffrent moins de la privation de liberté de parole que les honnêtes hommes ?
  3. Quelles sont les conséquences de la souffrance générée par ces lois restrictives ?
  4. Expliquez : « Les hommes sont ainsi faits qu’ils ne supportent rien plus malaisément que de voir les opinions qu’ils croient vraies tenues pour criminelles ». Quelle conclusion sur la nature humaine Spinoza tire-t-il de cette affirmation ?
  5. En définitive, expliquez pourquoi un Etat tolérant est plus stable qu’un Etat autoritaire.

Proposition d’étude guidée n°2 :

  1. Donnez des exemples de régimes ou de lois qui privent les citoyens de la liberté d’expression.
  2. En quoi une opinion peut-elle être un délit ou un crime ?
  3. a/ Quelles sont les deux catégories d’hommes décrites dans ce texte ? b/ Faites un tableau opposant les qualités des uns et des autres. c/ Comment définir un homme sans force morale ?
  4. Quelle catégorie risque de se révolter si l’on supprime la liberté d’expression ? Pourquoi les hommes de peu de vertu ne cherchent-ils pas à se révolter ?
  5. Si la liberté de parole est confisquée, le recours à la violence est-il légitime de la part des vertueux ?
  6. On pense traditionnellement que les lois sur la liberté d’expression ont pour fonction de contenir les opinions des méchants. Que nous force à admettre Spinoza sur ce point ?
  7. Est-il dans l’intérêt de l’Etat d’irriter les hommes vertueux ?
  8. (question « de discussion », type 3ème question d’un sujet de bac) : L’Etat doit-il limiter la liberté d’expression des citoyens ? Que serait une bonne loi encadrant la liberté d’expression ?

Proposition d’étude guidée n°3:

  1. Qui résisterait et qui ne résisterait pas si on retirait aux hommes la liberté de parole ? Pourquoi ?
  2. Pourquoi une telle mesure conduirait les hommes les plus vertueux à détester les lois ? Que faut-il comprendre par ce dernier terme ?
  3. Qui veut nous enlever cette liberté d’expression ? Et dans quel but ?
  4. Quelles conséquences politiques peut-on tirer du texte ?

S’il fallait penser à une épreuve de type bac, nous proposerions :

  1. Dégagez l’idée principale et les étapes de l’argumentation.
  2. Qui résisterait et qui ne résisterait pas si on retirait aux hommes la liberté de parole et pourquoi ?
  3. Qui veut nous enlever cette liberté et dans quel but ?
  4. Le pouvoir politique a-t-il intérêt à limiter la liberté d’expression ?

 

Texte de Tocqueville

« Qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ? Pour moi, je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l’accorderai jamais à plusieurs.
[…] La toute-puissance me semble en soi une chose mauvaise et dangereuse. Son exercice me paraît au-dessus des forces de l’homme, quel qu’il soit, et je ne vois que Dieu qui puisse sans danger être tout-puissant, parce que sa sagesse et sa justice sont toujours égales à son pouvoir. Il n’y a donc pas sur la terre d’autorité si respectable en elle-même, ou revêtue d’un droit si sacré, que je voulusse laisser agir sans contrôle et dominer sans obstacles. Lors donc que je vois accorder le droit et la faculté de tout faire à une puissance quelconque, qu’on appelle peuple ou roi, démocratie ou aristocratie, qu’on l’exerce dans une monarchie ou dans une république, je dis : là est le germe de la tyrannie, et je cherche à aller vivre sous d’autres lois. »

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 1, 2ème partie, chap. 7 (1835-1840)

Proposition d’étude guidée n°1 :

Le questionnaire que nous avons élaboré avait pour objectif de répondre à deux exigences distinctes : d’une part celle d’une explication internaliste du texte correspondant à la définition actuelle de l’épreuve d’ « explication de texte » ; d’autre part l’exigence pédagogique visant à rendre accessible et profitable ce travail aux élèves des filières technologiques, au moyen d’un accompagnement leur permettant de prendre par eux-mêmes la mesure de la richesse et de la rigueur argumentative d’un texte de philosophie.
Le questionnaire élaboré prenait pour ligne directrice l’élucidation des concepts importants du texte, lui subordonnant l’étude « chronologique » du développement argumentatif de celui-ci. Prenant appui sur des relevés d’occurrences précis, ce protocole visait à déplier l’implicite du texte afin de faire surgir progressivement les problèmes et les enjeux philosophiques qui pouvaient rester, au premier abord, inapparents pour l’élève. Le souci fondamental qui a animé ce projet était d’établir une forte continuité entre les questions, afin de rendre sensible à l’élève la progression de la démarche d’approfondissement analytique. De plus, le « va-et-vient » dans la lecture du texte proposé par le questionnaire avait pour objectif de présenter le texte de philosophie comme une totalité organique présentant plusieurs articulations majeures que l’explication doit véritablement comprendre, mettre en relation, afin de parvenir à boucler ce qui se présente comme un « cercle herméneutique ».

Le détail des questions est celui-ci :

  1. Relevez dans le texte les expressions qui permettent de définir la notion de toute-puissance. (Il y avait trois occurrences aisément repérables qui permettaient à l’élève de trouver un premier ancrage textuel à son travail : « le pouvoir de tout faire » §1, « agir sans contrôle » §2 et « dominer sans obstacles » §2.)
  2. Que signifie abuser de sa toute-puissance contre ses adversaires ? Donner des exemples. (Cette question reprenait le terme « abuser » rencontré à la ligne 3 et permettait à l’élève d’approfondir sa compréhension de la notion de toute-puissance par le biais d’une explication et d’une exemplification.)
  3. a) Pourquoi la toute-puissance divine est-elle nécessairement juste ?
    b) Pourquoi la toute-puissance humaine est-elle en soi mauvaise et dangereuse ? (Cette question, qui reprenait certaines formulations et concepts introduits dans le second paragraphe permettait de restituer la structure de l’argumentaire du deuxième moment du texte, en essayant de mettre l’élève sur la piste du problème de l’autorité légitime et des travers de la nature humaine.)
  4. a) À quoi la majorité et la minorité sont-elles assimilables dans le premier paragraphe ?
    b) Présentez votre réponse sous la forme d’une analogie : a est à b ce que c est à d. (Cette question permettait de faire entrer l’élève dans la stratégie argumentative globale du texte. Après avoir saisi les risques inhérents au maniement du pouvoir par les êtres humains, l’élève était en mesure de saisir les enjeux de cette analogie entre les conflits des collectifs aux intérêts divergents et ceux des individus.)
  5. À partir des réponses précédentes, expliquez le fragment suivant : « le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l’accorderai jamais à plusieurs » (l. 6 et 7). (Cette question permettait de réunir définitivement les deux moments de l’argumentation et ainsi de vérifier la compréhension de l’économie interne du texte par l’élève.)
  6. Expérience de pensée : Imaginez une majorité qui tyranniserait une minorité dans une démocratie. (Cette question avait pour objet de faire sentir à l’élève l’enjeu philosophique du texte. Nous avions également pensé à demander un exemple historique permettant d’illustrer cette situation.)
  7. Selon l’auteur, une démocratie est-elle nécessairement tyrannique ? (Cette dernière question avait pour objet d’amener l’élève à formuler explicitement l’enjeu philosophique du texte. Le choix de cette formulation paradoxale avait pour objectif de faire réagir l’élève tout en le confrontant à la force de la démonstration de Tocqueville. La porte était laissée ouverte à des considérations pouvant dépasser le strict cadre du texte. Pour autant, cette question venant au terme d’un travail scrupuleux sur le texte ne nous avait pas semblé trahir le principe de l’explication de celui-ci.)

Dernière remarque : Nous avons choisi de ne pas souligner les problèmes philosophiques liés à l’assimilation des comportements d’une collectivité à ceux d’un individu, ce problème nous apparaissant déconnecté avec le programme des filières en question.

Proposition d’étude guidée n°2 :

  1. À quel régime politique la démocratie s’oppose-t-elle ?
  2. D’où l’autorité provient-elle en démocratie ?
  3. À qui la majorité s’oppose-t-elle en démocratie ? Pourquoi Tocqueville les présente-t-il comme deux individus qui s’affrontent ?
  4. Suffit-il d’être les plus nombreux pour bien décider ?
  5. Qu’est-ce que Tocqueville entend par toute-puissance ? Pourquoi la juge-t-il mauvaise et dangereuse pour l’homme (et non pour Dieu) ?
  6. La démocratie est-elle le remède contre la tyrannie ?
  7. Quels moyens une démocratie peut-elle mettre en œuvre pour éviter la tyrannie ?

Reprise des questions dans le cadre d’un sujet type bac
(version actuelle)

  1. Dégager l’idée principale du texte et les étapes de l’argumentation.
  2. Expliquez : a) « Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? »
    b) « La toute-puissance me semble en soi une chose mauvaise et dangereuse. »
    c) « Il n’y a donc pas sur la terre d’autorité si respectable en elle-même… que je voulusse laisser agir sans contrôle et dominer sans obstacles. »
  3. La démocratie est-elle le remède contre la tyrannie ?